Chaque
individu, qu'il soit ou non doué de raison, qu'il soit riche ou dans le
plus complet dénuement possède au moins un bien inaliénable,
inaccessible, et qu'il emporte avec lui dans la mort. Du moins le
croit-il. Il en est ainsi pour les animaux, du lion au souriceau, des
plantes, du chêne centenaire au moindre brin d'herbe, des rochers à
l'infime gravillon. Ce bien, c'est son ombre. Anodine, mystérieuse et
par certains aspects inquiétante, elle se révèle pleinement sous le
soleil, à la faveur d'un rayon de lune, ou encore sous le faisceau d'un
projecteur. Depuis notre naissance, nous sommes habitués à ce que notre
ombre nous suive ou nous précède. Parce que nous savons qu'elle n'est
jamais bien loin de nous, nous ne lui prêtons que peu ou pas
d'attention. On l'imagine docile, soumise à notre humeur, épousant nos
faits et gestes. Mais, est-on certain qu'elle ne possède pas sa propre
vie, qu'elle ne se livre pas, nos yeux à peine clos, à quelque
lointaine incursion ? Peut-on jurer qu'elle est exclusivement attachée
à notre personne ? Rien n'est moins sûr, si je m'en réfère à l'aventure
survenue à mon ami le professeur Gédéon Fumerol, un des philosophes les
plus réputés de notre temps, spécialiste du néant et du nihilisme. Cet
excellent homme à d'ailleurs publié un fort ouvrage de plus de six
cents pages d'une remarquable érudition sur ce sujet : pas un
commentaire sur le néant et le nihilisme qui n'y soit rapporté,
analysé, pour ne pas dire disséqué.
J'ai fait la connaissance de
Gédéon Fumerol voici une vingtaine d'années, alors qu'il venait tout
juste de soutenir sa thèse de doctorat. Nous fréquentions le même
café, sur le boulevard du Montparnasse. Cet établissement avait reçu
autrefois des peintres, des sculpteurs et des écrivains devenus
célèbres. Aujourd'hui encore, on peut y rencontrer des
artistes-peintres, des cinéastes et des comédiens de renom, mais
également des étudiants, dont nombre, issus de la faculté de droit
de la rue d'Assas. Je possédais des habitudes dans ce café ou j'avais
écrit la plupart sinon tous mes romans. J'y bénéficiais d'une table
adjacente à la terrasse, dont la disposition, outre le point de vue
qu'elle m'offrait sur l'extérieur, me mettait quelque peu à l'abri des
allées et venues. Pour sa part, Gédéon Fumerol s'installait dans la
salle du fond. Il arrivait après l'heure du déjeuner, sa serviette sous
le bras et gagnait sa place. Le plus souvent, elle était débarassée.
Lorsqu'elle n'était pas libre, il paraissait désorienté. Il finissait
bien sûr par trouver une table disponible, mais il ne se détendait
vraiment qu'après avoir recouvré la sienne.
Rien ne nous
disposait Gédéon Fumerol et moi à engager la conversation : j'avais
horreur des bavardages et des intrus qui n'ont de cesse, sous quelque
futile prétexte, de vous arracher à votre quiétude, d'essayer
d'échanger avec vous un regard de connivence à propos par exemple, d'un
garçon, maladroit ou impertinent, ou un client sans-gêne, fumeur de
gros cigares. Ou encore d'un énergumène qui empoigne son journal, le
froisse et le fait claquer comme s'il se fut agi d'un étendard. De son
côté, Gédéon Fumerol ouvrait un livre dont il prenait des notes,
rédigeait des textes ou réfléchissait. Parfois il recevait des
connaissances avec lesquelles il discutait un bon moment avant de se
remettre au travail. Je passais, en ce qui me concernait, mes
après-midi à écrire.
Un jeudi, je découvris dans mon journal une
photo de Gédéon Fumerol accompagnée d'un article fort élogieux à propos
d'un essai qu'il venait de publier dans une prestigieuse maison
d'édition. Je m'empressais d'acquérir l'ouvrage qui me parut tout à la
fois pertinent et d'un abord complexe. Trois semaines plus tard,
j'appris par ce même quotidien que l'essai avait été sélectionné en vue
d'un prix hautement convoité. Je ne pouvais, sous peine de me montrer
discourtois, éviter de le complimenter. Je me dirigeais donc vers sa
table. Il m'invita à m'assoir. (...)