Adélaide
leva les yeux vers le ciel. De gros nuages roulaient sans discontinuer,
mais l'air n'était pas encore imprégné de cette odeur de terre mouillée
annonciatrice de la pluie. Le vent se renforçait, arrachant aux
platanes centenaires des paquets de feuilles affaiblies par la rouille,
frappant avec des craquements secs les bâches noires sur les pannes de
bois, soulevant les jupes de toile cirée qui recouvraient les tréteaux.
La vieille femme jeta un regard anxieux sur les ficelles qui retenaient
les lattes aux pannes mais déjà son fils Antoine renouait les plus
distendues, sans trop serrer pour laisser la part au vent. La poignée
de clients qui erraient dans les allées avait fui. - Prenez garde ! cria Antoine, tout en rattrapant un montant qui s'était dévissé. Sa
voisine, une veuve, n'en menait pas large : sa table chargée d'une
dizaine de cagettes de laitues et de frisées venait de se renverser.
Antoine se précipita à son secours. - Quel gâchis, quel gâchis ! se lamentait la maraîchère, les larmes aux yeux. La veille, elle s'était battue pour arracher au répartiteur des halles ce second choix. Lorsqu'il retourna auprès de sa mère, Antoine constata qu'elle avait disposé tous les poids sur les plateaux de la Roberval1.
Entre-temps, quelques ficelles avaient rompu. Il les remplaça par
d'épais bracelets de caoutchouc qu'il tenait en réserve dans sa caisse.
Adélaïde, qui l'observait, ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment de
fierté pour ce fils revenu amputé de la Grande Guerre. Jamais elle ne
l'avait entendu se plaindre ou soupirer après sa jambe gauche articulée
dont il semblait tirer autant de ressources que s'il elle avait été
constituée de chair et de sang. Un instant la tempête parut
s'apaiser. Le ciel, à présent uniformément sombre, mangeait le sommet
de la tour Eiffel. Brusquement, un fracas courut d'un bout à l'autre du
marché. Des bâches volèrent, des pannes se brisèrent, se couchèrent,
des étals s'écroulèrent, fruits et légumes se répandirent à terre. La
rage au cœur, chacun courait après son bien. Déjà, de pauvres hères
ramassaient ce qu'ils pouvaient de cette manne avant de se sauver, les
marchands à leurs trousses. Violentes, ravageuses, les bourrasques se
succédaient. On piétinait des tomates, des courgettes, on glissait sur
des potirons écrasés, sur des salades, on marchait sur des pommes de
terre. Comme si tout cela n'était pas assez, la pluie se mit de la
partie, un déluge qui n'épargna rien ni personne. Brisés, les marchands
baissèrent alors les bras. Comment lutter contre tant d'infortune ? - Peut-être bien que le bon Dieu nous en veut, grogna Auguste, le marchand d'ail et d'échalotes. - Et de quoi donc ? répliqua Mado, sa femme, avec son accent alsacien. Le
vieil Auvergnat haussa les épaules sans répondre, puis retira son
chapeau à large bord, le secouant pour le débarrasser de l'eau qui
l'alourdissait. La pluie s'arrêta enfin. Les bourrasques faiblirent,
puis cessèrent. Il ne restait plus qu'à réparer les dégâts. Les
marchands s'y employèrent, nous sans maudire le sort. Ils durent à la
satisfaction des clients revenus, se résoudre à brader une bonne partie
de la marchandise qui avait souffert. Le soleil réapparut bientôt,
séchant les toiles et les étals. Du passage de la tempête, il ne
subsista plus que quelques pannes endommagées auprès d'une
demi-douzaine de montants tordus. Par petits groupes, les marchands,
les femmes en premier, se rendirent chez le père Dominique pour se
remettre de leurs émotions. Elles s'attardèrent autour d'un verre ou
d'une tasse fumante, sachant que la clientèle ne se presserait pas
devant leurs étals. Les hommes prirent ensuite le relais. Le long du
comptoir, autour des tables, il n'était question entre eux que du
ravitaillement et de la taxation. Pris entre le marteau et l'enclume,
jurant ne pas s'y retrouver, il leur fallait bien se débrouiller : on
faisait allusion aux fournisseurs qui court-circuitaient les halles et
aux répartiteurs qui partageaient la marchandise, aux clients qu'on
livrait discrètement à domicile. On se tournait vers Antoine pour
quêter un avis, sinon une approbation. A la tête d'un syndicat meurtri
par les années d'Occupation puis par l'épuration, le fils d'Adélaïde ne
pouvait pas ouvertement reprocher à ses compagnons d'essayer de
survivre quand d'autres s'adonnaient à une pratique effrénée du marché
noir. "Encore que tout est question de mesure ! " Antoine avait pensé
tout haut. Sa réflexion n'eut pas l'heur de plaire à Roger Fougier, un
fruits et légumes qui avait fait de la vente sous le manteau
l'essentiel de son commerce, ne présentant aux clients des marchés que
les rebuts. - Si c'est de moi que tu veux parler ! gronda-t-il. - Je n'ai nommé personne, répondit Antoine sans se démonter, libre à toi de te sentir morveux. Piqué au vif, Fougier quitta le comptoir où il levait le coude avec un de ses commis et se dirigea vers Antoine. (...)