Charles Lancar - Ecrivain
 
 
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  Le Vent des marchés - Charles Lancar   Le Vent des marchés-Ed. Belfond
 
     
  Extrait   
     
 
I

Paris, marché de Breteuil, septembre 1945

Adélaide leva les yeux vers le ciel. De gros nuages roulaient sans discontinuer, mais l'air n'était pas encore imprégné de cette odeur de terre mouillée annonciatrice de la pluie. Le vent se renforçait, arrachant aux platanes centenaires des paquets de feuilles affaiblies par la rouille, frappant avec des craquements secs les bâches noires sur les pannes de bois, soulevant les jupes de toile cirée qui recouvraient les tréteaux. La vieille femme jeta un regard anxieux sur les ficelles qui retenaient les lattes aux pannes mais déjà son fils Antoine renouait les plus distendues, sans trop serrer pour laisser la part au vent. La poignée de clients qui erraient dans les allées avait fui.
- Prenez garde ! cria Antoine, tout en rattrapant un montant qui s'était dévissé.
Sa voisine, une veuve, n'en menait pas large : sa table chargée d'une dizaine de cagettes de laitues et de frisées venait de se renverser. Antoine se précipita à son secours.
- Quel gâchis, quel gâchis ! se lamentait la maraîchère, les larmes aux yeux.
La veille, elle s'était battue pour arracher au répartiteur des halles ce second choix.
Lorsqu'il retourna auprès de sa mère, Antoine constata qu'elle avait disposé tous les poids sur les plateaux de la Roberval1. Entre-temps, quelques ficelles avaient rompu. Il les remplaça par d'épais bracelets de caoutchouc qu'il tenait en réserve dans sa caisse. Adélaïde, qui l'observait, ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment de fierté pour ce fils revenu amputé de la Grande Guerre. Jamais elle ne l'avait entendu se plaindre ou soupirer après sa jambe gauche articulée dont il semblait tirer autant de ressources que s'il elle avait été constituée de chair et de sang.
Un instant la tempête parut s'apaiser. Le ciel, à présent uniformément sombre, mangeait le sommet de la tour Eiffel. Brusquement, un fracas courut d'un bout à l'autre du marché. Des bâches volèrent, des pannes se brisèrent, se couchèrent, des étals s'écroulèrent, fruits et légumes se répandirent à terre. La rage au 
cœur, chacun courait après son bien. Déjà, de pauvres hères ramassaient ce qu'ils pouvaient de cette manne avant de se sauver, les marchands à leurs trousses. Violentes, ravageuses, les bourrasques se succédaient. On piétinait des tomates, des courgettes, on glissait sur des potirons écrasés, sur des salades, on marchait sur des pommes de terre. Comme si tout cela n'était pas assez, la pluie se mit de la partie, un déluge qui n'épargna rien ni personne. Brisés, les marchands baissèrent alors les bras. Comment lutter contre tant d'infortune ?
- Peut-être bien que le bon Dieu nous en veut, grogna Auguste, le marchand d'ail et d'échalotes.
- Et de quoi donc ? répliqua Mado, sa femme, avec son accent alsacien.
Le vieil Auvergnat haussa  les épaules sans répondre, puis retira son chapeau à large bord, le secouant pour le débarrasser de l'eau qui l'alourdissait.
La pluie s'arrêta enfin. Les bourrasques faiblirent, puis cessèrent. Il ne restait plus qu'à réparer les dégâts. Les marchands s'y employèrent, nous sans maudire le sort. Ils durent à la satisfaction des clients revenus, se résoudre à brader une bonne partie de la marchandise qui avait souffert. Le soleil réapparut bientôt, séchant les toiles et les étals. Du passage de la tempête, il ne subsista plus que quelques pannes endommagées auprès d'une demi-douzaine de montants tordus.
Par petits groupes, les marchands, les femmes en premier, se rendirent chez le père Dominique pour se remettre de leurs émotions. Elles s'attardèrent autour d'un verre ou d'une tasse fumante, sachant que la clientèle ne se presserait pas devant leurs étals. Les hommes prirent ensuite le relais. Le long du comptoir, autour des tables, il n'était question entre eux que du ravitaillement et de la taxation. Pris entre le marteau et l'enclume, jurant ne pas s'y retrouver, il leur fallait bien se débrouiller : on faisait allusion aux fournisseurs qui court-circuitaient les halles et aux répartiteurs qui partageaient la marchandise, aux clients qu'on livrait discrètement à domicile. On se tournait vers Antoine pour quêter un avis, sinon une approbation. A la tête d'un syndicat meurtri par les années d'Occupation puis par l'épuration, le fils d'Adélaïde ne pouvait pas ouvertement reprocher à ses compagnons d'essayer de survivre quand d'autres s'adonnaient à une pratique effrénée du marché noir. "Encore que tout est question de mesure ! " Antoine avait pensé tout haut. Sa réflexion n'eut pas l'heur de plaire à Roger Fougier, un fruits et légumes qui avait fait de la vente sous le manteau l'essentiel de son commerce, ne présentant aux clients des marchés que les rebuts.
- Si c'est de moi que tu veux parler ! gronda-t-il.
- Je n'ai nommé personne, répondit Antoine sans se démonter, libre à toi de te sentir morveux.
Piqué au vif, Fougier quitta le comptoir où il levait le coude avec un de ses commis et se dirigea vers Antoine.
(...)