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JE SUIS
REVEILLE A 4 HEURES 30, dehors à
5 heures. Pourquoi si tôt ?
C'est parce que je suis ce qu'on appelle
un CNS, un Commerçant non sédentaire.
Depuis vingt-huit ans, après
un doctorat de sociologie, je vends
des vêtements sur les marchés.
J'installe mon cirque, toiles, tréteaux,
lumières… En face, à
quelques pas, un café ouvre.
Il est alors 6 heures, 6 heures 30.
Je m'installe à ma table et
j'écris : une heure, parfois
deux de pur plaisir. Ensuite retour
au cirque où je déballe
mes cartons. Je vends des chaussettes,
je discute littérature avec
un client auquel j'ai présenté
une chemise, je rêve. L'après-midi,
après le remballage, je me
mets en civil, je saute dans mon bus,
et me voici dans un autre café
à Montparnasse où ma
table m'attend. Je n'écris
pas dans les cafés par snobisme,
mais par nécessité :
chez moi je me sens trop chez moi,
je me lève à tout propos,
je réponds au téléphone,
je me laisse tenter par le canapé.
Il est vrai aussi qu'au café
je ne suis pas à l'abri d'un
coup de pompe : le stylo glisse de
ma main, la tête dodeline. Je
descends me rafraîchir le visage
et c'est reparti. Je n'ai pas trop
le choix, il faut bien voler quelque
part le temps pour écrire.
Je me vole depuis plus de vingt ans.
Je passe quatre à cinq heures
par jour dans les cafés à
écrire. J'avoue que je ne suis
pas commode quand j'écris :
lorsqu'on me dérange je suis
un peu comme un chien auquel on vient
retirer un os. Je suis terriblement
ours avec les intrus, les bavards,
parce que j'ai le sentiment qu'ils
me volent le temps que je me vole.
Depuis plus de vingt ans j'écris
sur le même papier, grand format,
petits carreaux, j'écris avec
le même stylo plume, à
l'encre noire. Quand mon stylo a des
problèmes, j'en ai aussi. On
me connaît chez Waterman, ils
ne me laissent jamais en rade. Ce
sont là mes repères,
ils m'ont permis d'écrire huit
romans et des poussières.
Ne me parlez pas d'ordinateur que
je pourrais dégainer sur une
table de bistrot. J'aime le toucher
de mon papier, j'aime tenir entre
mes doigts la ligne sobre, élégante
de mon stylo (noir et or), dessiner
mes lettres, boire lentement mon café-allongé-grande-tasse
que l'on me sert sans que j'aie à
le commander. Écrire c'est
me retrouver moi-même, c'est
vivre avec l'extraordinaire, avec
des gens (des personnages) auxquels
j'ai donné la vie. Je ne me
sens pas Dieu pour autant. À
ma table de café je bats le
rappel d'êtres fascinants.
Dehors, après ma séance
d'écriture, il m'arrive d'être
encore dans mon roman. Cela me vaut
parfois quelques bosses, un nez cassé
contre une vitre trop bien lavée…
Quand j'écris, j'ai l'impression
de procéder comme un boulanger
: je jette quelques mots sur ma planche
à petits carreaux, je les réécris,
cela forme des lignes que je reprends,
que je malaxe. Lorsque je bute sur
un mot, lorsque je dérape sur
une expression ou que je me cogne
à une idée ou que je
suis en panne blanche, je réécris,
je réécris… Je
consomme beaucoup de papier. Enfin,
après quelques jours, quand
ma page est pleine, je la pétris
: je n'ai de cesse qu'elle soit laminée,
parfaite. Je passe dix, douze jours
sur une page, parfois plus. Je ne
la lâche que lorsque je n'ai
plus rien à y modifier, pas
même une virgule, de sorte qu'en
la réécrivant elle soit
identique.
Alors, cette page, j'ai plaisir à
la relire, à en entendre la
musique, elle me fait vibrer, me communique
une émotion. Une page est belle
lorsqu'elle me donne la trouille,
celle du lendemain : j'ai peur que
la page suivante ne soit pas à
la hauteur, j'ai peur de ne pas retrouver
la musique, la symphonie qui jusque-là
m'a accompagné. Puis j'oublie
ma peur, plus précisément
elle s'estompe, se dissout dans mon
bonheur d'écrire, dans l'oubli
de moi-même, de ces voix autour
de moi qui se transforment en une
lointaine rumeur… Lorsque dans
ces moments quelqu'un, fût-il
un ami, me tend la main, j'ai envie
de la lui broyer parce qu'il casse
l'atmosphère dans laquelle
je suis immergé, parce qu'il
me fait sursauter.
C'est ma façon d'écrire,
ma façon de m'éclater.
À chacun la sienne.
Charles Lancar - Le 18 avril 2002.
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